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Tourna la page du 10 août devant la mairie, Alexis vivait Clos des Ormes, le chercha un bon moment et finit par se rebrancher sur Radio Commères :

- Oh... C'est plus loin, ça... C'est les nouvelles maisons après la coopérative...

«Nouvelles maisons», sur le moment il n'avait pas imprimé mais ça voulait dire lotissement, en chienlit correcte. Ça commençait bien... Tout ce qu'il aimait... Constructions de merde, crépi de merde, volets roulants, boîte aux lettres de série et lampadaires à lanternes chichiteuses.

Et le pire c'est que ça coûtait cher, ces verrues-là...

OK, abrège. Et le numéro 8 alors?

Des thuyas, une grille prétentieuse et un portail à ferronneries Lapeyro-médiévales. Ne manquaient plus que les petits lions en haut de chaque pilier... Charles lissa les poches de sa veste et tira la chevillette.

Une bobinette blonde apparut derrière la porte-fenêtre.

Des bras l'en éloignèrent.

Bon...

Appuya de nouveau sur cette putain de sonnette.

Une voix de femme lui répondit :

-Oui?

Non? C'était pas possible?Y avait un interphone? Il ne l'avait pas vu. Un interphone? Ici? Dans l'une des régions les plus désertées de France ? Classée Parc naturel et tout le bazar? Quatrième maison d'un lopin salopé qui n'en comptait guère plus d'une douzaine, et un interphone? Mais... A quoi ça rimait?

-    Qui êtes-vous? répéta le... dispositif.

Charles répondit va te faire foutre mais l'articula autrement :

-    Charles. Un am... un ancien ami d'Alexis...

Silence.

Imaginait sans peine la stupéfaction, le branle-bas de combat chez les Sam Suffit, les «T'es sûr?», les «T'as bien entendu?». Releva les épaules, se fabriqua une sorte de drapé sublime et attendit que la grille (automatique?) s'ouvre en éclaboussant Moïse.

Raté.

-    Il n'est pas là...

Bon... Tactique et longueur de temps font plus que force etc. Il avait une revêche au bout de la phase, prenons-en notre parti et sortons l'artillerie lourde :

-Vous êtes Corinne, n'est-ce pas ? minauda-t-il. J'ai beaucoup entendu parler de vous... Je m'appelle Balanda... Charles Balanda...

La porte d'entrée (bois exotique, modèle Cheverny, ou Chambord peut-être, prête à poser, à croisillons aspect plomb intégrés au double vitrage et joint d'étanchéité périphérique posé sur le bâti) s'ouvrit sur un visage euh... moins coquet.

Elle lui tendit son bras, sa main, son bélier et, parce qu'il

essaya de lui sourire pour l'amadouer, comprit enfin ce qui la crispait : c'était sa gueule. Sa gueule à lui.

Et puis quand même... Il l'avait oublié depuis... Son pantalon était troué, sa veste déchirée et sa chemise tachée de sang et de Betadine...

-            Bonjour... Pardon... C'est... Enfin... Je suis tombé ce matin... Je ne vous dérange pas?

-   Je vous dérange ?

-           Non, non... Il va revenir d'une minute à l'autre... Puis, se retournant vers un petit garçon, file à la maison, toi !

-Très bien... Je vais l'attendre...

Normalement, elle aurait dû dire : «Voyons, entrez je vous en prie», ou «Vous prendrez bien un verre en l'attendant», ou... mais elle répéta le même «Très bien» en plus pète-sec, et s'en retourna dans sa petite maison de maçon.

Authentique.

Et de qualité.

Alors Charles fit un peu d'anthropologie.

Erra Clos des Ormes.

Compara ces piliers creux mais bosselés façon granit mal équarri, ces balustres à moins de dix euros le mètre linéaire, ces pavés vieillis en usine, ces dalles en béton teinté coloris pierre, ces barbecues grandioses, ces meubles de jardin en résine, ces toboggans fluo, ces tonnelles en polyester, ces portes de garage aussi larges que les parties dites « d'habitation», ces...

Que du goûtu...

Il n'était plus cynique, non. Il était snob.

Revint sur ses pas. Une autre voiture était garée derrière la sienne. Ralentit, sentit sa jambe se raidir encore, le même blondinet jaillit hors du jardin suivi d'un homme qui devait être son papa.

Et là, que c'est accablant quand on y pense, mais on ne pense plus, on constate, la première pensée de Charles après toutes ces commotions, ce fut :

«Le salaud. Il a encore tous ses cheveux, lui... »

Accablant.

Mais ensuite. Qu'allait-on imaginer?

Des violons ? Un ralenti ? Un cadre flouté ?

-            Et alors ? Tu marches comme un petit vieux maintenant?

Qu'allait-on imaginer...

Charles ne sut que répondre. Il devait être trop sentimental.

Alexis lui fit mal en lui claquant l'épaule :

-    Quel bon vent t'amène?

Gros con.

-    C'est ton fils?

-             Lucas, viens par là! Viens dire bonjour à tonton Charles !

Se pencha pour l'embrasser. Prit son temps. Avait oublié le parfum frais de ces chairs-là...

Lui demanda s'il n'en avait pas marre que Spiderman soit accroché à son tee-shirt, toucha ses cheveux, son cou, quoi? même sur tes chaussettes? eh ben... et ton slip aussi? Apprit comment placer ses doigts pour fabriquer de la toile « qui colle », essaya à son tour, se trompa, promit qu'il s'entraînerait puis se redressa et vit qu'Alexis Le Men pleurait.

Oublia alors ses bonnes résolutions et ruina le boulot de la pharmacienne.

Les plaies, les bosses, les sutures, les digues et tous les emplâtres de la vie, tout craqua.

Leurs mains se refermèrent sur eux et c'est Anouk, qu'ils enlacèrent...

Charles recula le premier. La douleur, les ecchymoses. Alexis souleva son gamin, le fit rire en lui grignotant le ventre, mais c'était pour se cacher, pour se moucher, et le hissa sur ses épaules.

-            Qu'est-ce qui t'est arrivé? T'es tombé d'un échafaudage?

-Oui.

-   Tu as vu Corinne ?

-Oui.

-Tu passais dans le coin?

-Voilà.

Charles s'immobilisa. Trois pas plus loin, l'autre finit par se retourner. Prit son air arrogant de grand propriétaire terrien et tira sur les jambes de son fils pour rééquilibrer son fardeau. Celui-là du moins.

-T'es venu me faire la morale, c'est ça?

-    Non.

Ils se regardèrent longtemps.

-Toujours dans tes délires de cimetière?

-    Non, répondit Charles, non... Je n'en suis plus là...

-T'en es où alors?

-Tu m'invites à dîner?

Soulagé, Alexis le gratifia d'un joli sourire d'autrefois, mais c'était trop tard. Charles venait de reprendre toutes ses billes.

Une Mistinguett contre un dîner au Clos des Ormes, au prix du mauvais goût, de l'essence, et du temps perdu, le marché lui sembla correct.

Le ciel était dégagé, ma belle. Tu l'as vue, tu l'as eue ta branche d'olivier, hein?

Bien sûr c'était court, un abandon plutôt qu'un élan, je te l'accorde, et bien sûr ça ne te suffit pas. Mais rien ne te suffisait jamais alors...

Et de sentir ses poches à nouveau pleines, d'avoir cette certitude-là, que la partie était terminée, qu'il ne jouerait plus, donc qu'il ne perdrait plus, parce que ce parcours, si assommant soit-il, était désormais trop bref pour se mesurer encore à un adversaire aussi médiocre, lui procura un immense soulagement.

Claudiqua plus gaiement, chatouilla les genoux du super héros, ouvrit sa main, replia le majeur et l'annulaire, visa et pffiou, emballa un petit piaf qui dansait sur les fils électriques :

-            Même pas vrai! répliqua le petit Lucas. Il est où, alors ?

-   Je l'ai mis dans ma voiture.

-   J'te crois même pas...

-   Tu as tort.

-    Pff... J'te frais dire que j't'aurais vu si c'était vrai...

-           J'te frais dire que ça m'étonnerait parce que c'était le chien des voisins qui t'intéressait...

Et pendant qu'Alexis était en train de décharger les courses de la semaine en effectuant des allers-retours entre son coffre et son super beau garage, Charles coupa la chique à un petit garçon bien suspicieux.

-           Oui, mais pourquoi il est déjà collé sur un bout de bois alors ?

-    Euh... Je te rappelle que ça colle, la spider-toile...

-    On le montre à Papa ?

-           Non. Il est encore sous le choc, là... Il faut le laisser un peu tranquille...

-    Il est mort?

-            Mais non ! Bien sûr que non ! Il est sous le choc, je te dis. On le relâchera plus tard...

Lucas hocha la tête gravement puis la releva, Lumière, et demanda :

-Tu t'appelles comment?

-    Charles, sourit Charles.

-    Et pourquoi t'as plein de pansements sur la tête ?

-    Devine...

-    Parce que t'es moins fort que Spiderman?

-    Ben ouais... Des fois, je rate...

-Tu veux que je te montre ma chambre?

Sa mère troubla cette arachnéenne complicité. D'abord il fallait passer par le garage et enlever ses chaussures. (Charles tiqua, il ne s'était encore jamais déchaussé dans une maison.) (Sauf au Japon bien sûr...) (Oh oui. Qu'il était snob...) Ensuite elle leva l'index, pas de bazar, hein? Enfin elle se tourna vers celui qui avait l'air de s'imposer, donc.

-Vous... Vous restez dîner?

Alexis venait d'apparaître derrière ses cabas Champion. (Voilà qui ferait plaisir à son beau-frère... Et comme c'était savoureux... S'il osait, s'il avait du réseau, quel beau MMS il enverrait à Claire...)

-    Bien sûr qu'il reste ! Quoi... ? Qu'est-ce qu'il y a?

-            Y a rien, rétorqua-t-elle sur un ton qui affirmait le contraire, c'est juste que rien n'est prêt justement. Que demain c'est la fête de l'école je te rappelle et que j'ai toujours pas terminé le costume de Marion. Je ne suis pas couturière, moi !

Alexis, fébrile, naïf, tout à sa belle réconciliation, posa son barda et balaya ses arguments :

-           Pas de problème. Ne t'inquiète pas. C'est moi qui vais faire la cuisine...

Se retournant :

-    Et Marion au fait? Elle n'est pas là? Elle est où?

Encore un soupir au-dessus des patins :

-    Elle est où, elle est où... Tu sais très bien où elle est...

-    Chez Alice?

Ah non, pardon, ce n'était pas le dernier :

-    Évidemment...

-   Je vais les appeler.

C'était l'avant-avant-dernier :

-            Bonne chance. Personne ne répond jamais là-bas... Je ne sais même pas pourquoi ils ont le téléphone...

Alexis ferma les yeux, se souvint qu'il était gai, et se dirigea vers la cuisine.

Charles et Lucas n'osaient pas bouger.

-    Elle demande si elle peut rester dormir ! cria Alexis.

-    Non. On a un invité.

Charles fit signe, que non, non, non, il refusait d'être ce mauvais alibi là.

-            Elle dit qu'elles sont en train de répéter leur chorégraphie pour demain...

-    Non. Qu'elle rentre !

-           Elle te supplie, insista son papa, elle ajoute «à genoux» même !

A bout d'arguments, Corinne la boute-en-train se servit du plus mesquin :

-    Hors de question. Elle n'a pas son appareil dentaire.

-   Attends, si ce n'est que ça, je peux lui apporter...

-    Ah bon? Je croyais que tu t'occupais du dîner, toi?

Quelle ambiance... Charles, qui avait besoin d'un peu

d'air tout à coup, se mêla de ce qui ne le regardait pas :

-   Je peux faire le coursier si ça vous arrange...

Le regard qu'elle lui lança le lui confirma : tout ça ne le regardait ab-sssolument pas.

-Vous ne savez même pas où c'est...

-           Mais moi je sais ! s'exclama Lucas. Je vais lui montrer la route !

Rasant les murs, un ange passa.

Le maître de maison sentit qu'il était temps de montrer à son pote, à son camarade, à son ancien copain de régiment, qui faisait la loi ici. Non mais.

-           Bon, c'est d'accord, mais tu reviens tout de suite après le petit déj', hein?

Charles l'installa à l'arrière, fit demi-tour et se barra fissa du Clos des Oui-Oui.

Interrogea le rétroviseur :

-   Alors ? On va où maintenant ?

Un énôôôôôrme sourire l'informa que la petite souris était passée deux fois déjà.

-    On va dans la plus super maison du monde !

-   Ah oui ? Et elle est où, cette maison ?

-Ben...

Lucas se détacha, s'avança, regarda la route, réfléchit deux secondes et claironna :

-   Tout droit !

Son chauffeur leva les yeux au ciel.

Tout droit.

Bien sûr... Était-il bête...

Au ciel...

Qui avait viré au rose.

Qui s'était repoudré pour les accompagner...

-    On dirait que tu pleures, s'inquiéta son voisin.

-    Non, non, c'est juste que je suis très fatigué...

-    Pourquoi t'es fatigué ?

-    Parce que je n'ai pas beaucoup dormi.

-Tu as fait un grand voyage pour venir me voir?

-    Oh là! Si tu savais...

-    Et tu t'es combattu avec des monstres ?

-           Hé, gouailla Charles en pointant le pouce vers sa gueule de baroudeur, tu crois quand même pas que je me suis fait ça tout seul, non ?

Silence respectueux.

-    Et là? C'est du sang?

-    A ton avis...

-             Pourquoi y a des taches qui sont marron foncé et d'autres qui sont marron clair?

L'âge du pourquoi des pourquoi des pourquoi. Il avait oublié...

-    Ben... Ça dépendait des monstres...

-    Et les plus méchants c'étaient lesquels ? Ils jacassaient en pleine cambrousse, là...

-    Dis donc, c'est encore loin ta super maison?

Lucas inspecta le pare-brise, fit une moue, se retourna :

-    Oh... On vient juste de la passer...

-           Bravo ! râla Charles pour de faux, bravo, le copilote ! Je ne sais pas si je te prendrai dans mes futures expéditions, moi!

Silence contrit.

-            Mais si... Bien sûr que je t'emmènerai... Tiens, viens sur mes genoux, va... Tu seras mieux pour m'indiquer le chemin...

Cette fois-ci, c'était clair et sans aucun repentir possible, il venait de se faire un ami Le Men pour la vie.

Mais Dieu qu'il avait mal...

Firent une belle manœuvre sur le palier de vaches brunes, godillèrent sur le goudron tiède, tournèrent devant un panneau qui annonçait Les Vesperies, s'y prirent à quatre mains pour récupérer le tracé des ornières et s'engagèrent dans une magnifique allée bordée de chênes.

Charles qui n'avait oublié ni son odeur ni sa mise, commença à baliser :

-    Elle habite dans un château, Alice ?

-    Ben oui...

-    Mais euh... Tu les connais bien, ces gens-là?

-              Ben... C'est surtout la baronne et Victoria que je connais... Victoria, tu verras, c'est la plus vieille et la plus grosse...

Oh putain... Le gueux et son crapoussin chez les aristos du coin... Ne lui manquait que ça...

Quelle journée, mais quelle journée...

-    Et euh... Elles sont gentilles?

-    Non. Pas la baronne. Elle, elle est cé-o-aine-eu.

Bon, bon, bon... Après le crépi acrylique, les mâchicoulis...

France, terre de contrastes...

Parce qu'elles le chatouillaient et que c'était délicieux, les mèches folles de son conducteur le remirent en selle : Tudieu, mon gars ! A l'assaut ! Et sus au donjon !

Oui mais le problème, c'est qu'il n'y en avait pas de château... L'allée centenaire débouchait sur une grande prairie à moitié fauchée.

-Tu dois tourner par là...

Ils suivirent le cours d'une petite rivière (les anciennes douves ?) sur une centaine de mètres et un ensemble de toits plus ou moins affaissés (mais plutôt plus) se détacha au milieu des arbres. Des ormes peut-être? ricana en dedans le Parigot tête de veau qui savait à peine reconnaître les troncs pissotières des Parisiens à têtes de chiens.

Direction les anciens communs, donc...

Il se sentit mieux.

-            Et maintenant tu t'arrêtes parce que ce pont, y risque de s'écrouler...

-Ah?

-           Ouais, et c'est super dangereux, ajouta-t-il tout émous- tillé.

-   Je vois...

Il se rangea près d'un break Volvo hors d'âge et maculé de boue. Le hayon était ouvert et deux clebs roupillaient dans le coffre.

-    Lui c'est Eugli et lui c'est Idousse...

Des queues s'agitèrent, soulevant de la poussière de paille.

-    Ils sont très laids, non ?

-            Oui, mais c'est fait exprès, assura son miniguide, tous les ans, ils vont au refuge et ils demandent au bonhomme de leur donner le chien le plus moche de tous...

-    Ah bon? Mais pourquoi?

-    Ben... pour qu'il sorte, tiens!

-    Mais... Ils en ont combien en tout?

-    J'sais pas...

Je vois, persifla Charles, on n'était pas du tout chez les Godefroy de Bouillon mais dans un repère de néo babas tendance grand retour à la Terre.

Miséricorde.

-    Et il y a des chèvres aussi ?

-Oui.

-    J'en étais sûr !

-    Et la baronne? Elle fume de l'herbe?

-    Pff... t'es bête, toi. Elle en mange tu veux dire...

-    C'est une vache?

-    Un poney.

-    Et la grosse Victoria aussi ?

-    Non. Elle c'était une reine, je crois...

Help.

Ensuite Charles la boucla. Fourra son mauvais esprit dans sa poche et mit son mouchoir dégueulasse par-dessus.

L'endroit était si beau...

Il le savait pourtant, que les communs étaient toujours plus émouvants que leurs maîtres... Avait des tas d'exemples en tête... Mais il ne les cherchait plus, là, il ne pensait plus, il admirait.

Le pont, déjà, aurait dû lui mettre la puce à l'oreille. L'agencement des pierres, l'élégance du tablier, les galets, les rambardes, les piliers...

Et cette cour, dite «fermée» mais si gracieuse... Ces bâtiments... Leurs proportions... Cette impression de sécurité, d'invulnérabilité, alors que tout s'écroulait...

Une dizaine de bicyclettes avaient été abandonnées en chemin et des poules picoraient au milieu des dérailleurs. Il y avait même des oies et surtout un canard étonnant. Comment dire... presque vertical... Comme s'il se tenait sur la pointe des pi... aimes...

-Tu viens? s'impatienta Lucas.

-    Il est bizarre ce canard, non ?

-    Lequel? Lui? Surtout y court super vite, tu verrais...

-           Mais c'est quoi? C'est un genre de croisement avec un pingouin ?

-           J'sais pas... Y s'appelle l'Indien... Et quand il est avec sa famille, ils marchent toujours à la queue leu leu, c'est trop marrant...

-    En file indienne alors ?

-Tu viens?

Charles sursauta encore :

-    Et lui, c'est qui?

-    C'est la tondeuse.

-    Mais c'est... C'est un lama!?

-             Commence pas à le caresser parce qu'après y va te suivre partout et tu pourras plus t'en débarrasser...

-    Il crache ?

-           Quelquefois... Et son crachat, y vient pas de sa bouche mais de son ventre, et ça puuuue...

-           Mais dis-moi, Lucas... C'est quoi, cet endroit? C'est un genre de cirque?

-           Oh oui ! rigola-t-il, ça tu peux le dire. C'est pour ça que Maman, euh...

-    Elle n'aime pas trop que vous veniez...

-    Pas tous les jours, quoi... Tu viens?

La porte croulait sous un amas de... végétation (Charles n'y connaissait rien en botanique non plus), de la vigne et des rosiers, ça d'accord, mais aussi des machines grimpantes orange pétard en forme de petites trompettes et

d'autres, incroyables, mauves, avec un cœur très tarabiscoté, et des... étamines (?) comme il n'en avait jamais vu, en 3D, impossibles à dessiner, et des pots de fleurs... Partout... Aux rebords des fenêtres, le long des soubassements, à l'assaut d'une vieille pompe ou posés sur des tables et des guéridons en fer.

Poussés, serrés, empilés, étiquetés même, pour certains. De toutes les tailles et de toutes les époques, depuis les Médicis en fonte jusqu'aux vieilles boîtes de conserve en passant par des containers décapités, des seaux de granulés Haute Digestibilité et de grands bocaux en verre qui laissaient voir des racines pâles sous leur marque Le Parfait.

Et puis des poteries... D'enfants probablement... Brutes, moches, rigolotes, et d'autres, plus anciennes, improbables, une corbeille du xvme couverte de lichens ou la statue d'un faune auquel manquait une main (celle de la flûte?) mais qui avait le bras encore assez long pour retenir des cordes à sauter...

Des gamelles, des écuelles, une Cocotte-Minute sans poignée, une girouette cassée, un baromètre en plastique qui vantait l'efficacité des amorces Sensas, une poupée Barbie sans cheveux, des quilles en bois, des arrosoirs d'un autre âge, un cartable couvert de poussière, un os à moitié rongé, un vieux martinet accroché à un clou rouillé, une corde, une cloche au bout, des nids d'oiseaux, une cage vide, une pelle, des balais fatigués, un camion de pompiers, une... Et, au milieu de tout ce bric-à-brac, deux chats.

Imperturbables.

L'arrière-boutique du Facteur Cheval...

-   Tu regardes quoi ? Tu viens ?

-    Ils sont brocanteurs les parents d'Alice ?

-    Non ils sont morts.

- Tu viens ?

La porte d'entrée était entrouverte. Charles toqua, puis posa sa main bien à plat sur le pan de bois tiède.

Pas de réponse.

Lucas s'était faufilé à l'intérieur. La poignée était plus chaude encore, la retint un moment avant d'oser le suivre.

Le temps que ses pupilles s'habituent au changement de luminosité, ses papilles étaient déjà éblouies.

Combray, le retour.

Cette odeur... Qu'il avait oubliée. Qu'il croyait avoir perdue. Dont il se contrefichait. Qu'il aurait méprisée et qui le faisait fondre de nouveau. Celle du gâteau au chocolat en train de cuire dans la vraie cuisine d'une vraie maison...

N'eut pas l'occasion de saliver très longtemps car déjà, et comme sur le seuil quelques instants plus tôt, ne savait plus où donner de l'étonnement.

Un bordel considérable mais qui donnait une impression étrange. Une impression de douceur, de gaieté. D'ordre...

Des bottes alignées decrescendo sur plusieurs mètres de carreaux en terre cuite, encore des... semis (?) (boutures?) à toutes les fenêtres dans des caissettes en polystyrène ou chapeautant feu des bacs de glace à la vanille, une cheminée gigantesque, creusée à même la pierre et surmontée d'un linteau de bois très sombre, presque noir, sur lequel étaient posés un archet, des bougies, des noix, d'autres nids, un crucifix, un miroir tout piqueté, des photos et une étonnante procession de bestioles fabriquées en trucs de la forêt : écorces, feuilles, brindilles, glands, cupules, mousse, plumes, pommes de pin, marrons, châtaignes, baies séchées, os minuscules, coques, bogues, ailettes, chatons...

Charles était fasciné. Qui a fait ça? demanda-t-il dans le vide.

Une cuisinière, plus imposante encore, en émail bleu ciel, avec deux gros couvercles bombés sur le dessus et cinq portes en façade. Ronde, douce, tiède, appelant la caresse... Un chien devant, sur une couverture, sorte de vieux loup qui se mit à gémir en les apercevant, tenta de se redresser pour les accueillir, ou les impressionner, mais qui renonça, et s'affaissa en couinant de nouveau.

Une table de ferme (de réfectoire?), immense, bordée de chaises dépareillées, sur laquelle on venait de dîner et qui n'avait pas été débarrassée. Des couverts en argent, des assiettes bien saucées, des verres à moutarde copyrightés Walt Disney et des ronds de serviette en ivoire.

Un vaisselier ravissant, stylé, fin, chargé jusqu'à la gueule de terrines, de faïences, de bols, d'assiettes et de tasses ébré- chés. Dans le creux d'une souillarde, un évier en pierre, sûrement très malcommode, où s'empilaient des tas de casseroles dans une bassine jaunie. Au plafond, des paniers, un garde-manger au tamis troué, une suspension en porcelaine, une espèce de boîtier presque aussi long que la table, creux, ponctué d'ouvertures et d'encoches où se balançaient l'histoire de la cuillère à travers les âges, un rouleau à mouches d'un autre siècle, des mouches de celui-ci, ignorant le sacrifice de leurs aïeules et se frottant déjà les pattes à la perspective de toutes ces bonnes miettes de gâteau...

Sur les murs, que l'on avait dû chauler sous les Valois, des dates et des prénoms d'enfants le long d'une toise invisible, de nombreuses fissures, une nature morte, un coucou muet et des étagères se chargeant, elles, de remettre les pendules à l'heure... Attestant d'une vie plus ou moins contemporaine de la nôtre, pliant sous le poids de paquets de spaghettis, de riz, de céréales, de farine, de pots de

moutarde et autres condiments aux marques familières et dans des formats dits familiaux.

Et puis... Mais... Cette densité surtout... Derniers rayons d'une des journées les plus longues de l'année à travers une vitre festonnée de toiles d'araignées.

Lumière d'acacia, ambrée, silencieuse. Pleine de cire, de poussière, de poils et de cendres...

Charles se retourna :

-    Lucas !

-              Pousse-toi, je dois la faire sortir sinon elle crotte partout...

-    C'est quoi ça, encore?

-Tu as jamais vu une chèvre?

-    Mais elle est toute petite !

-            Oui mais elle crotte beaucoup quand même... Pousse- toi de la porte, s'teu plaît...

-    Et Alice, alors ?

-Elle n'est pas là-haut... Viens, on va les chercher dehors... Mince, elle m'a échappé!

La chieuse venait de grimper sur la table et Lucas affirma que tant pis, que ce n'était pas grave. Que Yacine mettrait ses crottes dans une boîte à bonbons et qu'il les amènerait à l'école.

-Tu es sûr? Le gros chien n'a pas l'air d'accord...

-    Oui mais il n'a plus de dents... Tu viens?

-    Marche moins vite mon grand, j'ai mal à la jambe...

-Ah oui... J'm'en rappelais plus... Excuse-moi.

Ce petit gars était vraiment épatant. Charles brûlait d'envie de lui demander s'il avait connu sa grand-mère, mais n'osa pas. N'osait plus poser de questions. Avait peur d'abîmer quelque chose, d'être grossier, de se sentir plus balourd encore sur cette planète désarmante, hors du monde, qu'on abordait par un pont au bord de l'affaissement, où les parents étaient morts, les canards droits et les chèvres dans les corbeilles à pain.

Avait posé sa main sur son épaule et le suivait vers le soleil couchant.

Ils contournèrent la maison, traversèrent une prairie d'herbes très hautes où seul un chemin avait été fauché, furent rejoints par les chiens du coffre, sentirent l'odeur d'un feu de broussailles (celle-ci aussi, il l'avait oubliée...) et les aperçurent au loin, à la lisière d'un bois, en cercle, s'interpellant, riant et bondissant autour des flammes.

-    Zut, il nous suit...

-Qui?

-    Le capitaine Haddock...

Charles n'eut pas besoin de se retourner pour savoir de quelle bestiole il s'agissait encore...

Il se marrait.

A qui pourrait-il raconter tout cela ?

Qui le croirait?

Il était venu en dératiseur, se colleter son enfance et la brader enfin pour pouvoir recommencer à vieillir peinard et voilà qu'il retombait dedans en tirant sur sa jambe de bois parce que quand même euh... c'était lunatique les lamas, non ? Oui, il se marrait, et il aurait tellement voulu que Mathilde soit là... Oh putain... Y va cracher, là... Y va cracher, je le sens.

-    Il nous suit toujours ?

Mais Lucas ne l'écoutait plus.

Un théâtre d'ombres...

Une première silhouette se retourna, une deuxième leur

fit signe, un énième chien vint à leur rencontre, une troisième les montra du doigt, une quatrième, minuscule, se mit à courir en direction des arbres, une cinquième sauta au- dessus du feu, une sixième et une septième applaudirent, une huitième prit son élan, une neuvième enfin, se retourna.

Charles avait beau plisser les yeux et mettre sa main en visière, Lucas avait dit la vérité : il n'y avait pas d'adultes. S'inquiéta... Ça puait le caoutchouc brûlé... Est-ce que ça n'était pas un peu dangereux, toutes ces baskets qui dérapaient dans les braises ?

Puis chancela. Sa petite canne venait de lui échapper. La dernière silhouette à s'être retournée, celle à la queue-de- cheval, s'était penchée en ouvrant les bras et Lucas se jeta contre elle.

Ding.

Une balle de flipper.

-    Hellooo Mister Spiderman...

-    Pourquoi tu dis toujours spaille-deurman? s'agaça-t-il, c'est spi-dair-man, je te l'ai déjà dit plein de fois...

-    Okay, okay... Pardon, bonjour monsieur Spiiiiderman, la vie est belle?Tu viens participer à notre concours de sauts de la mort?

Et se redressa pour le laisser filer.

J'y suis, eurêketa Charles, le petit lui avait fait une blague. Les parents n'étaient pas morts du tout mais absents, et la jeune fille au pair les laissait faire n'importe quoi.

La jeune fille au pair en contre-jour qu'il distinguait à peine sous sa main et qui n'était pas très raisonnable, mais qui avait un sourire craquant. Presque imparfait. L'une de ses incisives chevauchant légèrement sa voisine.

Se glissa dans son ombre pour la saluer sans être gêné par la lumière et... le fut quand même.

Avait trop vécu pour être encore au pair et tout ce qui entourait ce sourire, le confirmait, l'avérait.

Tout.

Elle souffla sur sa mèche pour mieux le voir, lui, ôta un gros gant de cuir, frotta sa main contre son pantalon, la lui tendit et lui ficha de la sciure et des éclats de bois plein la paume.

-    Bonsoir.

-    Bonjour, répondit-il, je... Charles...

-    Enchantée, Charles...

Elle l'avait dit en anglais, Tchârl'z, et de s'entendre ainsi, si différemment prononcé, le rendit tout chose.

Comme s'il était un autre. Plus léger, et mieux accentué.

-   Je suis Kate, ajouta-t-elle.

-Je... Je suis venu avec Lucas pour...

Sortit de sa poche une petite trousse de toilette.

-             Je vois, sourit-elle autrement, plus incisive encore, l'engin de torture... So vous êtes un ami des Le Men?

Charles hésita. Connaissait les usages mais sentait déjà qu'il serait inutile de baratiner une fille pareille.

-    Non. -Ah?

-            Je l'étais... D'Alexis, je veux dire et... Non... rien... Une vieille histoire...

-Vous l'avez connu musicien?

-Oui.

-           Alors je vous comprends... Quand il joue, c'est mon ami aussi...

-    Il joue souvent?

-    Non. Alas...

Silence.

Retour aux usages.

-Vous êtes d'où? De Sa Gracieuse Majesté?

-             Well... Yes et... non. Je... continua-t-elle en étendant le bras, je suis d'ici...

Avait englobé dans ce geste le feu, les enfants, leurs rires, les chiens, les chevaux, les prés, les bois, la rivière, le capitaine Haddock, son hameau de toits croulants, les premières étoiles, diaphanes, et même les hirondelles qui s'amusaient, elles au contraire, à mettre tout ce ciel entre parenthèses.

-    C'est un beau pays, murmura-t-il.

Son sourire se perdit au loin :

-    Ce soir, oui...

Revint :

-             Jef! Remonte tes bas de survêtement, sinon tu vas prendre feu, mon grand...

-    Ça sent déjà le cochon grillé ! fusa une autre voix.

-Jef! Le méchoui! Le méchoui! entonnait-on en face.

Et Jef, avant de prendre son élan, s'agenouilla pour

enrouler ses trois bandes 100% synthétiques.

Donc six, corrigea Charles qui, tout dérouté qu'il fût, s'en tenait encore au réconfort de la rigueur.

OK. Six. Mais nous la fais pas, va...

De quoi?

Hé... «Beau pays» t'as fayoté mais c'était son bras que tu regardais...

Évidemment... Vous avez vu comme elle est dessinée? Tant de muscles le long d'un bras si fin, avouez que c'est étonnant, non ?

Bien sûr...

Euh... Excusez-moi mais les lignes et les courbes, c'est un peu mon métier quand même...

Ben voy...

Un rire magnifique venait de dégommer Jiminy Casse- couilles.

Vertige sous une côte fêlée. Charles se retourna très lentement, localisa la source de cette cascade folle et sut qu'il n'était pas venu pour rien.

-    Anouk, murmura-t-il.

-    Pardon ?

-    Elle... Là-bas...

-Oui?

-    C'est elle?

-    Elle qui ?

-    La petite... La fille d'Alexis...

-Oui.

C'était elle. Celle qui sautait en l'air le plus haut, hurlait le plus fort et riait le plus loin.

Même regard, même bouche, même front, même air canaille.

Même poudre. Même mèche.

-    Elle est belle, hein ?

Aux anges, au ciel, Charles acquiesça.

Quel bonheur pour une fois, d'être ému.

-              Yes... beautiful... but a proper little monkey, confirma Kate, notre ami Alexis n'a pas fini de s'amuser... Lui qui a pris grand soin d'enfermer tout ce qui dépassait dans un étui, ça va lui faire drôle...

-    Pourquoi dites-vous cela ?

-    L'étui?

-Oui.

-Je ne sais pas... Une impression...

-    Il ne joue vraiment jamais?

-    Si... Quand il est un peu saoul...

-    Et ça lui arrive souvent?

-    Jamais.

Le fameux Jef repassa devant eux en se frottant les mollets. Cette fois oui, ça sentait vraiment le roussi.

-            Comment l'avez-vous reconnue? Elle ne lui ressemble pas tellement...

-    Sa grand-mère...

-    Manouk?

-    Oui. Vous... vous la connaissiez?

-    Non... A peine... Elle est venue une fois avec Alexis...

-Je m'en souviens... Nous étions en train de prendre un café dans la cuisine et à un moment, sous prétexte de poser sa tasse dans l'évier, elle est venue derrière moi et m'a caressé la nuque...

-           C'est idiot mais ça m'avait fait fondre en larmes... Mais pourquoi je vous raconte tout ça? se reprit-elle, excusez-moi.

Charles l'en priait :

-    Je vous en prie.

-             C'était une période un peu dure... J'imagine qu'elle était au courant de... de my predicament... Il n'existe pas, ce mot, en français... de ce merdier, mettons... Ensuite ils sont partis mais au bout de quelques mètres leur voiture s'est arrêtée et elle est revenue à ma rencontre.

Vous avez oublié quelque chose?

Kate, avait-elle murmuré, ne buvez pas seule.

Charles regardait le feu.

-            Oui... Anouk... Je m'en souviens... Hé! Laissez sauter les petits maintenant! Lucas, viens plutôt par là... C'est moins large... Jeez, si je le rends rôti à sa mère, je suis bonne pour la Cour, moi...

-           À propos, réagit Charles, il faut qu'on y aille. Ils doivent nous attendre pour dîner...

-           Vous êtes déjà en retard, plaisanta-t-elle, il y a des gens comme ça, même quand vous êtes à l'heure, vous avez l'impression de les avoir fait attendre... Je vais vous raccompagner...

-    Non, non...

-    Si, si !

Puis, interpellant les plus grands :

-           Sam ! Jef ! Je retourne à mes gâteaux ! Qui vient m'aider d'ailleurs? Vous restez près du feu jusqu'à la fin et plus personne ne saute, OK?

-    Ouais, ouais, meugla l'écho.

-           Je viens avec toi, annonça un gamin un peu rond, à la peau très mate et à la tignasse toute bouclée.

-            Mais... tu m'as dit que tu voulais sauter, toi aussi. Vas- y. Je te regarde...

-Bah...

-             Il a les pétoches ! railla-t-on à droite. Go, Yaya ! Go ! Viens faire fondre ta graisse, là !

Le petit haussa les épaules et se retourna :

-   Vous le connaissez, Eschyle ?

-            Euh... fit Charles en ouvrant de grands yeux, c'est... C'est un des chiens?

-    Non, c'était un Grec qui écrivait des tragédies.

-           Ah ! Autant pour moi, se marra-t-il, je le connais euh... vaguement quoi...

-    Et vous savez comment il est mort?

-           Eh ben les aigles, quand ils veulent manger une tortue, ils sont obligés de la laisser tomber de très haut pour pouvoir la fracasser, et comme Eschyle était chauve, l'aigle a cru que c'était un rocher et, tac, il lui a balancé sa tortue sur la tête et voilà.

Pourquoi il me raconte ça? Il m'en reste un peu, moi.

-              Charles, vint-elle à son secours, je vous présente Yacine... Dit Wiki. Pour Wikipédia... Si vous avez besoin d'un renseignement, d'une notice biographique, ou de savoir combien de bains Louis XVI a pris pendant sa vie, voilà votre homme...

-            Combien? demanda-t-il en serrant la main minuscule qu'on lui tendait.

-            Bonjour, quarante, votre fête, c'est laquelle? celle du 4 novembre ?

-Tu connais tout le calendrier par cœur?

-    Non mais le 4 novembre, c'est une date très importante.

-    C'est ton anniversaire?

Léger. Léger dédain d'enfant.

-              Plutôt celui des mètres et des kilos, je dirais... 4 novembre 1800, date officielle du passage au système décimal des poids et mesures en France...

Charles regarda Kate.

-            Oui... C'est un peu fatigant quelquefois, mais on finit par s'habituer... Allez... On y va... Et Nedra? Elle a disparu ?

Il lui indiqua les arbres :

-    Il me semble que...

-             Oh non... se désola-t-elle. La pauvre puce... Hattie! Viens par là une minute !

Elle s'éloigna avec une autre gamine et lui parla dans l'oreille avant de l'envoyer sous les frondaisons.

Du regard, Charles interrogea Yacine, mais ce dernier fit semblant de ne pas comprendre.

Elle revint et se pencha pour ramass...

-    Laissez, laissez, fit-il en se penchant à son tour.

OK. Était presque chauve et presque ignare mais, jamais au grand jamais, n'aurait permis à une femme chargée de marcher à ses côtés.

N'avait pas imaginé que ce fût si lourd. Se redressa en tournant la tête pour cacher sa grimace et marcha avec hum... désinvolture en se broyant les molaires.

Oh putain... Il en avait charrié des trucs de filles dans sa vie pourtant... Des sacs, du shopping, des manteaux, des cartons, des valises, des plans, des dossiers même, mais une tronçonneuse, euh...

Sentit la fêlure gagner du terrain.

Allongea le pas et fit un dernier effort pour paraître, ah ah, viril :

-    Et derrière ce mur, c'est quoi?

-    Un potager, répondit-elle.

-    Si grand ?

-    C'était celui du château...

-    Et vous... Vous le cultivez?

-           Bien sûr... Mais c'est surtout le fief de René... L'ancien fermier...

Charles ne pouvait plus renchérir, il avait trop mal. Ce n'était pas tant le poids de ce bazar, c'était son dos, sa jambe, ses mauvaises nuits...

Jetait des regards en coin à la femme qui marchait près de lui.

Son teint hâlé, ses ongles courts, les brindilles dans ses cheveux, son épaule manufacturée chez Michel-Ange, le chandail qu'elle avait roulé autour de sa taille, son tee-shirt fatigué, les marques de transpiration sur sa poitrine et dans son dos, et se trouva tout à fait minable.

-Vous sentez le bois vert...

Sourire.

-           Vraiment ? fit-elle en ramenant ses bras le long de son corps, c'est... c'est galamment dit.

-Au fait... Tu sais pourquoi il s'appelle René?

Ouf, c'était à elle que Trivial Pursuit Junior s'adressait.

-    Non, mais tu vas me l'apprendre...

-            Parce que sa mère a eu un autre garçon avant qui est mort presque tout de suite, alors lui c'était le re-né.

Charles avait pris un peu d'avance pour se décharger au plus vite mais l'entendit qui murmurait :

-    Et toi, mon Yacine? Tu sais pourquoi je t'adore?

Bruits d'oiseaux.

-             Parce que tu sais des choses que même Internet ne saura jamais...

Il crut qu'il n'arriverait pas au bout, changea de main, c'était pire encore, transpira à grosses gouttes, cavala sur les derniers mètres et finit par la poser devant la porte de la première grange venue :

-             Parfait... Il faut que je démonte la chaîne de toute façon...

Ah?

Bigre...

Chercha son mouchoir pour y enfouir sa peine.

Foutre Dieu, ce qu'il avait fait là, il le jurait, aucun Guillaumet ne l'aurait fait. Bon... et Lucas maintenant?

Elle les raccompagna de l'autre côté.

Charles aurait eu des tonnes de choses à lui dire mais le pont était trop fragile. Un «J'ai été heureux de faire votre connaissance» lui semblait hors de propos. A part son sourire et sa main rugueuse, qu'avait-il connu d'elle? Oui

mais... Que dire d'autre en pareilles circonstances? Il cherchait, il cherchait, il... trouva ses clefs.

Ouvrit la portière de derrière et se retourna.

-            J'aurais été heureuse de faire votre connaissance, dit- elle simplement.

-Je...

-Vous êtes tout abîmé.

-    Pardon?

-Votre visage.

-    Oui, je... J'étais distrait...

-Ah?

-    Moi aussi. Je veux dire, je... J'aurais été heureux...

Passé le quatrième chêne, réussit enfin à prononcer une phrase qui tînt à peu près debout :

-    Lucas ?

-Oui?

-    Elle est mariée, Kate ?

-    Eh alors ? Vous en avez mis du temps !

-              C'est parce qu'y z'étaient tout au fond des prés, expliqua le petit.

-            Qu'est-ce que je t'avais dit, grimaça l'autre, allez... à table... J'ai encore trois boutons à coudre, moi...

La terrasse était carrelée, la nappe traitée antitaches et le barbecue au gaz. On lui indiqua un fauteuil en plastique blanc et Charles s'assit sur un coussin fleuri.

Bref, c'était bucolique.

Le premier quart d'heure dura des plombes.

Pénélope faisait la gueule, Alexis ne savait pas sur quel pied danser et notre héros était perdu dans ses pensées.

Regardait ce visage, qu'il avait vu grandir, jouer, souffrir, aimer, embellir, promettre, mentir, se creuser, se tordre et disparaître, et était fasciné.

-    Pourquoi tu me regardes comme ça? J'ai tellement vieilli?

-            Non... J'étais en train de me dire le contraire justement... Tu n'as pas changé.

Alexis lui présenta la bouteille de vin :

-           Je ne sais pas si je dois le prendre comme un compliment...

Elle soupira.

-           Pitié... Vous n'allez pas nous la jouer réunion d'anciens combattants, là...

-           Si, répondit Charles en la regardant droit dans les yeux, tu peux le prendre comme un compliment. Puis, s'adressant à Lucas, tu sais que ton papa était plus petit que toi quand je l'ai rencontré ?

-    C'est vrai, Papa?

-    C'est vrai...

-   Alex, ça brûle, j'te signale...

Elle était parfaite. Charles se demandait s'il raconterait cette soirée à Claire... Non, probablement que non... Quoique... Alexis en bermuda Quechua avec son tablier «C'est moi le Chef» bien amidonné, ça pourrait l'aider à déglutir le mythe...

-            Et c'était le plus grand champion de billes de tous les temps...

-    C'est vrai, Papa?

-   Je ne me souviens plus.

Charles lui fit un clin d'œil pour lui confirmer que c'était vrai.

-    Et vous aviez la même maîtresse ?

-    Bien sûr.

-Alors tu connaissais Manouk auss...

-            Lucas, le coupa-t-elle, tu manges maintenant! Ça va être froid.

-            Oui, je la connaissais très bien. Et je trouvais que mon ami Alexis avait de la chance de l'avoir comme maman. Je trouvais qu'elle était belle et gentille, et qu'on riait tout le temps quand on était avec elle...

En prononçant ces mots, Charles sut qu'il avait tout dit, qu'il n'irait pas plus loin. Pour le lui faire savoir et la rassurer, se tourna vers la maîtresse de maison, la gratifia d'un sourire charmant et passa en mode faux cul :

-            Allez... Assez parlé du passé... Cette salade est délicieuse... Et vous Corinne, alors? Vous faites quoi dans la vie?

Hésita une seconde puis se décida à lâcher sa boîte d'épingles. Se trouva bien aise d'être ainsi sollicitée par un homme élégant, qui ne roulait pas les manches de sa chemise, portait une jolie montre, et habitait Paris.

Elle parla d'elle et il acquiesçait en buvant plus que de raison.

Pour tenir la distance.

N'entendit pas tout mais comprit qu'elle travaillait dans les ressources humaines (prononçant ces deux derniers mots, dut se méprendre sur la nature du sourire de son hôte...), au sein d'une filiale de France Télécom, que ses parents habitaient la région, que son père possédait une petite PME de chambres froides et d'armoires réfrigérantes pour la restauration industrielle, que les temps étaient difficiles, le fond de l'air frais et les Chinois très nombreux.

-    Et toi, Alexis ?

-           Moi? Moi, je travaille avec beau-papa! Commercial... Qu'est-ce qu'il y a? J'ai dit une bêtise?

-    C'est le vin? Il est bouchonné, c'est ça?

-            Non, mais je... Tu... Je pensais que tu étais prof de musique ou euh... Je ne sais pas...

À cet instant précis, à son très léger rictus, à sa main qui chassait un... moustique on va dire, au «Chef» de son tablier qui avait disparu sous la table, Charles les vit enfin, ces vingt-cinq années d'éloignement, sur le front du représentant en cellules de refroidissement rapide.

-    Oh... fit-il, la musique...

Sous-entendu cette fille facile, cette amourette.

Cette méchante acné.

-    Qu'est-ce que j'ai dit, là? s'inquiéta-t-il encore. J'ai dit une connerie?

Charles posa son verre, oublia l'enrouleur de store au- dessus de sa tête, la poubelle de table assortie à la nappe et la bobonne assortie à la poubelle de table :

-     Bien sûr que t'as dit une connerie. Et tu le sais très bien... Pendant toutes ces années qu'on a passées ensemble, à chaque fois que t'avais un truc important à dire, je me souviens, à chaque fois, tu te servais de la musique... Quand t'avais pas d'instrument, t'en inventais, quand t'as commencé le Conservatoire, t'es enfin devenu un bon élève, quand tu passais une audition, tout le monde était sur le cul, quand t'étais triste, tu jouais des trucs gais, quand t'étais gai, tu nous faisais tous chialer, quand Anouk chantait, c'était Broadway, quand ma mère nous faisait des crêpes, tu lui sortais ton putain d9Ave Maria, quand Nounou avait le cafard, tu...

Ne termina pas sa phrase.

-    Imparfait, Balanda. Tout ce que tu viens de dire, c'est de l'imparfait.

-     Exactement, reprit Charles d'une voix plus blanche encore, oui... Tu as raison... On ne saurait mieux dire... Merci pour la leçon de grammaire...

-    Hé... Vous attendrez que Lucas et moi on soit couchés pour vous montrer vos cicatrices, hein ?

Charles alluma une cigarette.

Elle se leva aussitôt et ramassa leurs couverts.

-    Et c'est qui encore, cette nounou?

-    Il ne vous en a jamais parlé? sursauta-t-il.

-     Non mais il m'a raconté beaucoup d'autres choses, vous savez... Et vos crêpes et votre soi-disant gaieté, là, excusez-moi, mais je...

-              Stop, dit Alexis sèchement, ça suffit maintenant. Charles... sa voix s'était adoucie, il te manque des épisodes, t'en es bien conscient... et c'est pas à toi que je vais faire un cours sur le... le branlant des théories auxquelles il manque des données dans les calculs, hein ?

-    Bien sûr... Pardon.

Silence.

Se fabriqua une sorte de cendrier avec un morceau de papier d'aluminium et ajouta :

-    Et les frigos, alors ? Ça boume ?

-T'es trop con...

Ce sourire-là était joli et Charles le lui renvoya bien volontiers.

Ensuite ils parlèrent d'autres choses. Alexis se plaignit d'une fissure qu'il avait dans sa cage d'escalier et l'homme de l'art promit d'aller y jeter un coup d'œil.

Lucas vint les embrasser :

-    Et l'oiseau?

-    Il dort encore.

-    Il se réveillera quand ?

Charles tourna ses paumes en signe d'ignorance.

-    Et toi ? Tu seras encore là demain ?

-            Bien sûr, qu'il sera là, assura son père. Allez... Va te coucher maintenant. Maman t'attend.

-Tu viendras me voir à mon spectacle de l'école alors?

-Tu as de beaux enfants...

-    Oui... Et Marion?Tu l'as vue?

-Tu penses si je l'ai vue... murmura Charles.

Silence.

-Alexis...

-   Non. Ne dis rien. Tu sais, si Corinne est comme ça avec toi, il ne faut pas lui en vouloir... C'est vraiment elle qui s'est tapé le sale boulot, et... Et tout ce qui vient de mon passé lui fait peur j'imagine... Tu... tu comprends?

-    Oui, répondit Charles qui ne comprenait pas du tout.

-    Sans elle, j'y serais resté et... -Et?

-           C'est difficile à expliquer, mais j'ai eu l'impression que pour sortir de l'enfer, il fallait que j'y laisse la musique. Une sorte de pacte, quoi...

-Tu ne joues plus jamais?

-             Si... Des petites conneries... Pour leur spectacle de demain par exemple, je les accompagne à la guitare, mais jouer vraiment... Non...

-   Je n'arrive pas à le croire...

-            C'est... Ça me rend fragile... Je ne veux plus jamais sentir le manque, et la musique, ça me fait ça... Ça m'aspire...

-   Tu as eu des nouvelles de ton père ?

-   Jamais. Et toi... Dis-moi... Tu as des enfants?

-    Non.

-   Tu es marié ?

-    Non.

Silence.

-    Et Claire?

-    Claire non plus.

Corinne venait de revenir avec le dessert.

★★★

-    Ça ira?

-           C'est parfait, répondit Charles, tu es sûr que je ne vous dérange pas ?

-   Arrête...

-           De toute façon je partirai très tôt... Je peux prendre une douche ?

-    Par là...

-T'as pas un tee-shirt à me prêter?

-    Mieux que ça...

Alexis revint en lui tendant un vieux polo Lacoste. -Tu t'en souviens?

-    Non.

-Je te l'avais piqué pourtant...

Entre autres... songea Charles en le remerciant.

Prit garde de ne pas décoller ses pansements puis se laissa fondre. Longtemps.

Du coin de la serviette, frotta le miroir pour se voir. Avança les lèvres.

Trouvait qu'il ressemblait un peu à un lama. Abîmé.

C'est ce qu'elle avait dit...

En se penchant pour fermer les volets vit qu'Alexis, un verre à la main, était assis seul sur une des marches de la terrasse. Renfila son pantalon et attrapa son paquet de cigarettes.

Et la bouteille au passage.

Alexis se décala pour lui laisser une place : -Tu as vu ce ciel... Toutes ces étoiles...

-    Et dans quelques heures, il fera de nouveau jour... Silence.

-    Pourquoi t'es venu, Charles ? -Travail de deuil...

-             Qu'est-ce que je jouais pour Nounou? Je ne m'en souviens plus...

-            Ça dépendait de comment il était déguisé... Quand il mettait son imper ridic...

-   Je sais ! La Panthère rose... Mancini...

-            Quand il prenait une douche et qu'on le voyait torse poil, c'était un truc genre l'arrivée des gladiateurs dans l'arène...

-Do... Do-Solll...

-           Quand il avait sa culotte de peau... Celle avec les glands brodés sur le rabat de devant qui nous faisait tellement marrer, t'avais une petite polka bavaroise...

-    Lohmann...

-            Quand il voulait nous forcer à faire nos devoirs, tu lui dégainais Le Pont de la rivière Kwaï...

-           Et il adorait... Il se calait la baguette sous le bras et il s'y croyait complètement...

-             Quand il arrivait à se sortir un poil de l'oreille du premier coup, c'était Aida...

-    Exact... La Marche triomphale...

-           Quand il nous gonflait, tu faisais le pin-pon de l'ambulance pour qu'on l'emmène à l'hospice. Quand on avait fait une connerie et qu'il nous enfermait dans ta chambre en attendant qu'Anouk revienne pour nous punir, tu lui couinais du Miles par le trou de la serrure...

-   Ascenseur pour Vêchafaud?

-            Bien sûr. Quand il nous courait après pour le bain, tu montais sur la table et c'était La Danse du sabre...

-            J'en crevais, je me souviens... 'Tain, j'ai failli claquer plusieurs fois...

-           Quand on voulait des bonbons, à lui aussi, tu lui fourguais ton Gounod...

-              Ou Schubert... Ça dépendait de combien on en voulait... Quand il nous faisait ses petits numéros pourris, je lui massacrais La Marche de Radetzky...

-   Je ne m'en souviens plus...

-    Mais si...

Poum pouma Strauss.

Charles souriait.

-    Mais ce qu'il préférait...

-    C'était ça... continua Alexis en sifflotant.

-           Oui... Là on pouvait avoir tout ce qu'on voulait... Là, il imitait même la signature de mon père...

-    La Strada...

-Tu te souviens... Il nous avait emmenés le voir rue de Rennes...

-    Et on avait fait la gueule toute la journée...

-           Ben ouais... On n'avait pas compris... Vu son résumé, on croyait que c'était Les Bidasses en folie...

-    Qu'est-ce qu'on a été déçus...

-    Qu'est-ce qu'on était cons...

-           T'avais l'air étonné tout à l'heure, mais à qui tu veux que j'en parle?T'en as parlé à qui, toi?

-    À personne.

-            Tu vois... C'est pas racontable un Nounou, ajouta Alexis en s'éclaircissant la gorge, fal... fallait y être...

Une chouette râla. Alors quoi? On ne s'entendait plus dans le noir !

-Tu sais pourquoi je ne t'ai pas prévenu?

-    L'enterrement...

-    Parce que t'es une ordure.

-    Non. Si... Non. Parce que je voulais l'avoir à moi tout seul pour une fois.

-   Depuis le premier jour, Charles, je... J'ai été jaloux à en crever... D'ailleurs je...

-Vas-y... Continue... Raconte-moi... Ça m'intéresse de comprendre comment tu t'es camé jusqu'à l'os à cause de moi. Les bonnes excuses de la mauvaise foi, ça m'a toujours fasciné...

-Je te reconnais bien là... Les grands mots...

-    C'est marrant, j'avais plutôt l'impression que t'en avais pas beaucoup profité de ta mère, moi... J'avais l'impression qu'elle se sentait un peu seule vers la fin...

-   Je lui téléphonais...

-    Formidable. Bon... je vais me coucher... Je suis tellement fatigué que je ne suis même pas sûr de pouvoir m'en- dormir...

-T'as eu que ses bons côtés... Quand on était gosses, c'est toi qu'elle faisait rire et c'est moi qui nettoyais les chiottes et qui la portais jusqu'à son lit...

-   Ça nous est arrivé de les nettoyer ensemble... murmura Charles.

-Y en avait que pour toi... C'était toi le plus intelligent, le plus doué, le plus intéressant...

Charles se releva.

-Vois comme je suis un bon camarade, Alexis Le Men... Cette merveille que j'étais, et je prends la peine de te le rappeler pour que tu puisses passer la seconde et raconter à tes gosses comment un vieux travelo nous faisait pisser de rire en imitant Fred Astaire bourré dans les caniveaux de l'école, l'a laissée tomber beaucoup plus tôt que toi, et comme une merde, et sans un seul coup de téléphone, lui...

Et ne serait probablement même pas venu à son enterrement si tu avais eu la grandeur d'âme de le prévenir parce que d'avoir si bien travaillé, d'avoir été si intelligent et si doué, l'avait rendu très occupé et très très con. Sur ce, bonsoir.

Alexis l'avait suivi :

-    Alors tu sais ce que c'est...

-     De quoi ?

-     D'abandonner des trucs en bas...

-            De sacrifier des morceaux de vies pour pouvoir remonter...

-           Sacrifier... Morceaux de vie... T'en as de la rhétorique pour un vendeur d'Esquimaux, railla Charles, mais on n'a rien sacrifié du tout! On a juste été lâches... Oui, c'est moins chic, comme mot, lâche... C'est moins... ronflant... Avait rapproché son pouce de son index : Toute petite embouchure, hein? Petite, petite, petite...

Alexis secoua la tête.

-           La flagellation... T'as toujours aimé ça... C'est vrai que t'es passé entre les mains des Bons Pères, toi... J'avais oublié... Tu sais ce que c'est la grande différence entre nous deux?

-              Oui, fit Charles, emphatique, je le sais. C'est la Sssouffrrrance. Avec un grand S comme dans seringue, note bien, c'est pratique. Qu'est-ce que tu veux que je réponde à ça?

-            La différence c'est que t'as été élevé par des gens qui croyaient en plein de choses alors que moi j'ai grandi avec une femme qui ne croyait en rien.

-    Elle croyait en la v...

Charles regretta aussitôt sa dernière syllabe. Trop tard :

-    Bien sûr.Y a qu'à voir ce qu'elle en a fait...

-Alex... Je comprends... Je comprends que t'aies besoin d'en parler... D'ailleurs ça s'entend qu'elle a été bien répétée cette petite scène... J'en suis même à me demander si c'est pas pour cette raison-là que tu m'as envoyé ce faire- part si chaleureux l'hiver dernier... Pour me refourguer tout ce que t'as plus l'occasion d'aller déposer au sous-sol...

Mais je ne suis pas la bonne personne, tu comprends ? J'ai trop de... de billes dans l'affaire... Je ne peux pas t'aider. Ce n'est pas que je ne veux pas, c'est que je ne peux pas. Toi encore, tu as fait des enfants, tu... Tandis que moi, je... je vais me coucher.Tu salueras ta rédemptrice de ma part...

Ouvrit la porte de sa chambre :

-           Une dernière chose... Pourquoi tu n'as pas fait don de son corps à la science comme elle te l'avait si souvent fait promettre ?

-            Mais l'hôpital, putain ! Tu trouves pas qu'elle leur en avait déjà assez donn...

La machine s'était enrayée.

Alexis tomba en arrière et se laissa glisser jusqu'au sol :

-           Qu'est-ce que j'ai fait, Chariot? éclata-t-il en sanglots, dis-moi ce que j'ai fait...

Charles ne pouvait s'accroupir et encore moins s'agenouiller.

Lui toucha l'épaule.

-Arrête... Je dis n'importe quoi moi aussi... Si elle l'avait vraiment voulu, elle t'aurait laissé un mot.

-    Elle m'en a laissé un.

Douleur, signal, survie, promesse. Reprit sa main.

Alexis se déhancha, chercha son portefeuille, en sortit une feuille blanche pliée en quatre, la secoua et se racla la gorge : -Mon amour... commença-t-il.

S'était remis à pleurer, la lui tendit.

Charles, qui n'avait pas ses lunettes sur lui, recula d'un pas vers la lumière de sa chambre.

C'était inutile.

Il n'y avait rien d'autre.

Expira très longuement et très profondément.

Pour changer de douleur.

-            Tu vois qu'elle croyait en quelque chose... Tu sais, reprit-il plus gaiement, j'aimerais bien te tendre la main pour t'aider à te relever, là, seulement, je me suis fait écraser ce matin, figure-toi...

-             Fais chier, sourit Alexis, faut toujours que tu fasses mieux que les autres... Attrapa le pan de sa veste, se hissa jusqu'à lui, replia sa lettre et s'éloigna en imitant la voix pointue de Nounou :

-    Allezy mes bichons! Zou! Au dodo!

Charles tituba jusqu'à son lit, se laissa tomber, aïe, comme une masse et songea qu'il venait de vivre la journée la plus longue de sa...

Dormait déjà.

4

Où était-il encore ?

Quels draps ? Quel hôtel ?

Les ramages craignos des rideaux le réveillèrent tout à fait. Ah oui... Le Clos des Ormes...

Pas un bruit. Consulta sa montre et crut d'abord qu'il la tenait à l'envers.

Onze heures et quart.

Première grasse matinée du siècle...

Un mot avait été déposé devant la porte de sa chambre : «Nous n'avons pas osé te réveiller. Si tu n'as pas le temps de passer par l'école (en face de l'église), laisse la clef à la voisine (grille verte). Je t'embrasse.»

Admira le papier peint des toilettes, le PQ assorti aux bergères de la toile de Jouy, se réchauffa une tasse de café et gémit devant le miroir de la salle de bains.

Le lama avait pris des couleurs pendant la nuit... Un joli camaïeu de mauve tirant sur le verdâtre... N'eut pas le courage de se cracher à la figure et emprunta ses lames à Alexis.

Rasa ce qui pouvait l'être et le regretta aussitôt. C'était encore pire.

Sa chemise puait la charogne. Remit donc son vieux crocodile de jeune homme et s'en trouva étrangement heureux.

Bien qu'informe et très usé, sans parler de la queue qui s'était décousue et semblait bien flapie, non, sans en parler, il l'avait reconnu. C'était un cadeau d'Edith. Un cadeau du temps où ils s'en offraient encore. Elle avait dit, je te l'ai pris en blanc, tu es tellement conventionnel, et, presque trente ans plus tard, lui sut gré de ses principes à la con. Avec la mine qu'il arborait aujourd'hui, une autre couleur aurait été... moins seyante...

Sonna plusieurs fois chez la voisine à la grille verte, aucune réponse. N'osa pas déposer le trousseau chez une autre (craignait le courroux de Corinne!) et se résolut à faire un crochet par l'école.

Etait un peu contrarié de retrouver Alexis en plein jour. Aurait préféré s'en tenir aux dernières notes de la veille pour continuer sa route sans lui... mais se consolait à l'idée d'embrasser Lucas, et la belle Marion, avant de les reperdre tout à fait de vue...

★★★

En face de l'église, soit, mais la plus laïque du monde.

Une école à la Jules Ferry, probablement édifiée dans les années 30, les garçons bien symétriques aux filles, c'était gravé dans la pierre sous l'enlacement des lettres R et F, avec un vrai préau dont les murs avaient été repeints en vert wagon à hauteur des coups de tatanes et des marronniers blanchis par la craie. Des marelles ineffaçables (ce devait être beaucoup moins drôle) et des plis dans le goudron qui devaient faire la joie des tireurs d'agates...

Un très beau bâtiment paré de briques, droit, rigoureux, républicain, malgré tous les ballons et autres lampions dont on l'avait affublé ce jour-là.

Charles se frayait un chemin en levant les bras pour éviter des volées de gamins qui couraient dans tous les sens. Après le gâteau au chocolat et l'odeur du feu de bois, retrouvait l'ambiance des kermesses de Mathilde. Une petite touche champêtre en plus... Des pépés en casquettes et des mémés aux jambes molletonnées avaient remplacé les élégantes du Ve arrondissement et ce n'étaient pas des stands à sandwichs bio mais un vrai cochon de lait qui rôtissait là-bas...

Il faisait beau, il avait dormi plus de dix heures, la musique était gaie et son portable déchargé. Le remit dans sa poche, s'adossa à un muret, et, bien calé entre des effluves de barbe à papa et celle du porcelet, s'en mit plein les mirettes.

Jour de fête...

Ne manquait plus que le facteur...

Une dame lui tendit un gobelet. La remercia d'un simple hochement de la tête comme s'il avait été un étranger trop désorienté pour se souvenir de ses premiers rudiments de français, but une gorgée de ce liquide... indéterminé, sec, râpeux, tourna ses plaies vers le soleil, ferma les yeux et remercia la voisine d'avoir ainsi pris la clef des champs.

La chaleur, l'alcool, le sucre, l'accent du pays, les cris des enfants, dodelinait genti...

-Tu dors encore

N'eut pas besoin d'ouvrir les yeux pour reconnaître la voix de son super coéquipier.

-    Non. Je bronze...

-   Ben je te ferais dire d'arrêter parce que t'es tout marron déjà!

Baissa la tête :

-    Mais ? T'es déguisé en pirate ?

On acquiesça sous le bandeau noir.

-    Et tu n'as pas de perroquet sur l'épaule?

Le crochet retomba :

-    Ben non...

-Tu veux qu'on aille chercher mon oiseau?

-    Mais s'il se réveille?

Bien qu'ayant été en partie élevé par Nounou, ou pour cette raison peut-être, Charles avait toujours pensé qu'il était plus simple de dire la vérité aux enfants. N'avait pas beaucoup de principes en matière de pédagogie, mais la vérité, si. La vérité n'avait jamais bridé l'imagination. Bien au contraire.

-            Tu sais... Il ne peut pas se réveiller parce qu'il est empaillé...

La moustache de Lucas s'étira jusqu'à ses boucles d'oreilles :

-           Je le savais mais je ne voulais pas te le dire. J'avais peur que tu sois triste...

Qui? Qui a eu la bonne idée d'inventer les enfants? fondit-il en calant son gobelet derrière une tuile.

-Viens. On va le chercher...

-             Oui mais... pignocha le petit, c'est pas vraiment un perroquet...

-            Oui mais... grandiloqua le grand, tu n'es pas vraiment un pirate non plus...

Sur le chemin du retour s'arrêtèrent au Rendez-vous des Chasseurs qui était aussi une épicerie, une armurerie, un Crédit agricole et un salon de coiffure le jeudi après-midi, achetèrent un rouleau de ficelle et Charles, agenouillé devant l'église, arrima fermement Mistinguett avant de la renvoyer sur les planches.

-    Et tes parents, ils sont où ?

- Je ne sais pas.

Enchanté, rejoignit sa classe en marchant sur des œufs.

Lui parlait déjà :

-Tu sais dire «Coco», Coco?

Charles retourna tenir son mur. Attendrait le passage de Lucas pour rentrer à Paris...

Une petite fille lui apporta une assiette fumante :

-    Oh, merci... C'est gentil...

Là-bas, derrière une immense table, la même dame que tout à l'heure, celle qui avait une poitrine impressionnante, lui lançait plein de petites civilités.

Oups, il avait fait une touche... Retourna bien vite à ses couverts en plastique et se concentra sur son morceau de jambon grillé en ricanant.

Venait de se souvenir du fil à linge de madame Canut...

-    Je te jure que c'est son soutif'... répétait Alexis.

-    Comment tu peux en être si sûr?

-    Ben... Ça se voit...

C'était... fascinant.

Agitation sur l'estrade. À pas menus, on acheminait des grands-mères vers les meilleures places pendant que la sono, une, deux, vous m'entendez? Larsen, une, deux, JeanPierre, s'teuplaît, la technique, pose ton verre maintenant, une, deux, tout le monde est là? Bonjour à tous, installez- vous, je vous rappelle que le tirage de la tombo... larsen, Jean-Pierre! Bon di... couic.

Bon.

Des mamans agenouillées vérifiaient coiffures et maquillages pendant que des papas bidouillaient leurs Caméscopes. Charles croisa Corinne en grande conversation avec deux autres dames, un problème de survêtement volé manifestement, et lui rendit son trousseau de clefs.

-Vous avez pensé à fermer le portail aussi?

Oui. Il y avait pensé. Loua sa merveilleuse hospitalité et s'éloigna. Le plus loin possible.

Chercha le soleil, tira une chaise côté cour pour pouvoir s'éclipser discrètement entre deux tableaux, allongea les jambes et, la récréation étant presque terminée, se remit à penser à son travail. Sortit son agenda, vérifia les rendezvous de la semaine, décida quels dossiers il emporterait à Roissy et commença à établir une...

Un brouhaha sur la gauche le déconcentra une seconde. À peine. Gracieux aller-retour entre rétines et cortex. Juste le temps de réaliser qu'il y avait aussi des mamans très sexy à la communale des Marzeray... liste de coups de téléphone à donner, et voir avec Philippe pour cette histoire de...

Leva de nouveau la tête.

Elle lui souriait.

-    Hullo...

Charles fit tomber son agenda, marcha dessus en lui tendant la main et, le temps de se baisser pour le récupérer, elle s'était décalée pour venir à ses côtés. Pas tout à fait d'ailleurs, avait laissé une chaise vacante entre eux deux.

Sorte de chaperon peut-être ?

-    Pardon. Je ne vous avais pas reconnue...

-    C'est parce que je n'ai plus mes bottes, plaisanta-t-elle.

-    Oui... Ce doit être ça...

Elle portait une robe portefeuille qui lui cache-cœurait le buste, lui nouait la taille et lui dessinait de jolies cuisses, et découvrait ses genoux aussi, quand elle les croisait ou décroisait les jambes en tirant sur le tissu bleu gris où cava- laient des tas de petites arabesques turquoise.

Charles aimait la mode. Coupes, matières, patrons, finitions, avait toujours pensé que les architectes et les couturiers faisaient plus ou moins le même métier et observait justement, comment ces arabesques s'y prenaient pour contourner l'emmanchure sans perdre le fil de leurs volutes.

Elle sentit ce regard. Grimaça :

-           Je sais... Je n'aurais pas dû la mettre... J'ai beaucoup grossi depuis que...

-           Mais pas du tout! protesta-t-il, pas du tout... Je regardais vos...

-    Mes quoi? le retourna-t-elle encore sur le gril.

-Vos... Vos motifs...

-            Mes motifs? My God... vous voulez dire que vous les connaissez déjà?

Charles baissa la tête en souriant. Une femme qui savait démonter une chaîne de tronçonneuse, laissait entrevoir un soutien-gorge rose pâle quand elle se penchait en avant et savait aussi bien jouer des deux langues, ce n'était même pas la peine de chercher un dossard...

Sentit, misère, qu'elle le dévisageait à son tour.

-Vous avez dormi sous un arc-en-ciel?

-    Oui... Avec Judy Garland...

Quel joli sourire elle avait...

-            Vous voyez, c'est ce qui me manque le plus ici... soupira-t-elle.

-    Les comédies musicales ?

-             Non... Ce genre de reparties idiotes... Parce que... ajouta-t-elle plus gravement, c'est ça la solitude... Ce n'est pas la nuit qui tombe à cinq heures, les animaux à nourrir et les enfants qui se chamaillent toute la journée, c'est... Judy Garland...

-             Welly to tell you the truthy I feel more like the Tin Man right now...

-    I knew you must speak English.

-    Pas assez bien to catch your... motives, hélas...

Retour de l'incisive :

-   Tant mieux...

-             Mais vous? ajouta-t-il, laquelle est-ce, votre langue maternelle ?

-            Maternelle? Le français puisque ma mère est née à Nantes. Native? English. On my father's side...

-    Et vous avez grandi où ?

N'entendit pas sa réponse parce que Super DJ était revenu aux manettes :

«Re-bonjour à tous donc, et merci d'être venus si nombreux. Le spectacle va bientôt commencer. Eh oui, eh oui... Les enfants sont bien énervés... Je vous rappelle qu'il est encore temps d'acheter des tickets pour notre grande tombola. Des lots ma-gni-fiques cette année !

Premier prix, un week-end romantique pour deux dans un gîte trois épis sur le lac de Charmièges, avec... Tenez- vous bien... pédalos, boulodrome et karaoké géant!

Deuxième prix, un lecteur DVD Toshiba gracieusement offert par les établissements Frémouille que l'on salue au passage, Chez Frémouille, pas d'embrouille, sans oublier...

Charles avait posé son index sur le Steri-Strip du haut. Sentait qu'il allait foutre le camp s'il continuait à glousser aussi bêtement.

... sans oublier de nombreux filets garnis de la maison Graton et fils, sise 3, rue du Lavoir à Saint-Gobertin, boucherie charcuterie spécialités de pieds et boudins, mariages, deuils et communions, plus des dizaines de lots de consolation parce que tout le monde n'a pas la chance d'être cocu, pas vrai, Jean-Pierre? Ha! Ha! Allez, allez...

Place aux artistes que je vous demande d'applaudir très fort... Plus fort que ça, voyons ! Jacqueline on vous demande à l'accueil... Bonne journée à t...» couic bis.

Jean-Pierre n'avait aucun humour.

Alexis, accompagné d'une première de la classe à rubans et clarinette, s'installa dans le fond pendant que les maîtresses plaçaient de tout-petits déguisés en poissons entre des flots en carton. La musique les déhancha et les mômes partirent à vau-l'eau. Etaient bien trop occupés à faire des signes à leurs mamans pour suivre le courant...

Charles jeta un coup d'œil aux cui... pardon, au programme que Kate avait posé sur ses genoux :

La Revanche du pirate des Caraïbes. Eh bé...

Vit aussi qu'elle ne faisait plus du tout sa maligne et avait même les yeux un peu trop brillants pour être honnêtes, se tourna alors vers la scène pour comprendre laquelle de ces petites sardines pouvait bien la mettre dans cet état-là...

-    Il y en a un à vous ?

-            Même pas, s'étrangla son rire, mais ça m'émeut toujours, ces petits spectacles en bouts de ficelle... C'est bête hein ?

Avait joint ses mains de chaque côté de son nez pour se cacher de lui et, réalisant qu'il la fixait toujours, fut plus confuse encore :

-    Oh... Ne regardez pas mes mains. Elles sont...

-    Non. C'est votre intaille que j'admirais...

-          Ah ? respira-t-elle un bon coup en retournant sa paume et tout étonnée de la trouver encore là.

-    Elle est magnifique.

-     Oui... Et très ancienne... Un cadeau de mon... Bon, chuchota-t-elle en lui indiquant les flots, je vous raconterai la suite plus tard...

- J'y compte bien, murmura Charles encore plus bas.

La suite du spectacle, il la regarda sur le visage d'Alexis.

Lucas et sa bande de pirates venaient de les aborder en chantant un air désabusé :

C'est nous les plus terribles, les plus cruels,

Et qu'est-ce qu'on fiche sur c'rafiot?

On lave le pont, on fait la vaisselle,

Cap haine> ça suffit, on d'vient marteau!

D'astiquer les cuivres, d'sortir les poubelles.

Cap'taine, vous entendez?

Trouvez-nous une belle frégate, une cargaison.

Cap'taine, c'est pour ça qu'on a signé,

Pour le rhum et la baston !

Alexis qui ne remarqua rien dans un premier temps, concentré qu'il était sur sa guitare.

Puis se redressa, sourit à la cantonade, localisa son fils et retourna à ses cordes.

Non.

Revint.

Plissa les yeux, manqua deux-trois accords, les riboula, les écarquilla, et joua n'importe quoi. Mais c'était sans importance. Qui aurait pu l'entendre sous la colère des flibustiers ? Du rhum et d'ia baston-on-on ! hurlèrent-ils sur tous les tons avant de disparaître derrière une grande voile.

Un canon tonna et ils réapparurent armés jusqu'aux dents. Autre chanson, autres notes, Mistinguett s'éclatait et Alexis n'y était plus du tout.

Lâcha enfin l'épaule de son fils et, du regard, chercha une explication dans le public.

À force d'application, finit par tomber sur le sourire goguenard de son vieux camarade. Celui qui venait de comprendre que ce n'était pas très difficile, de lire sur les lèvres d'un malentendu...

Il lui indiquait Lucas du menton :

C'est elle?

Charles acquiesça.

Mais... comment tu...

En souriant, pointa son index vers le ciel.

L'autre secoua la tête, la baissa de nouveau et ne la releva plus jusqu'au partage du butin.

Charles profita des applaudissements pour leur fausser compagnie. N'avait pas du tout envie de ressortir les sanglots longs.

Mission accomplie.

Retour à la vie.

Était en train de franchir les grilles de l'école quand un «Hey!» le rattrapa. Remit sa cigarette dans sa poche et se retourna :

-            Hey, y ou bloody liar! le héla-t-elle en lui montrant son poing gauche, why didyou say «J'y compte bien» ifyou don't give a shit?

N'attendit pas que son visage se décomposât tout à fait pour ajouter, d'une voix plus affable :

-           Non... pardon... Ce n'était pas du tout ce que je voulais dire... En fait, je voulais vous inviter à... non... rien... Le regarda dans les yeux et baissa encore d'un ton, vous... Vous partez déjà?

Charles n'essaya pas de soutenir son regard.

-             Oui, je... j'au... bafouilla-t-il, j'aurais dû vous saluer, mais je ne voulais pas vous dégean... pardon, vous déranger...

-Ah?

-           Je n'avais pas prévu de venir. J'ai fait... comment vous dire... l'école buissonnière et maintenant, il faut vraiment que je rentre.

-Je vois...

Dans un dernier sourire, un qu'il ne lui connaissait pas, elle tira, sans y croire une seconde, la plus foireuse de ses cartouches :

-    Et le tirage de la tombola alors ?

-Je n'ai pas pris de ticket...

-    Bien sûr. Eh bien... Au revoir...

Elle lui tendit la main. Sa bague avait tourné, la pierre était froide.

M'inviter à quoi? se souvint Charles, mais c'était trop tard. Elle était déjà loin.

Soupira et regarda s'éloigner les plus... déliées de ses arabesques...

★★★

En cherchant la sienne, reconnut sa voiture, garée de travers sous les platanes en face de la poste.

Le coffre était encore ouvert et les mêmes chiens que la veille le saluèrent avec la même bonhomie.

Ouvrit son agenda, retrouva la page du 9 août et se remémora le nom des villes à traverser.

Roula une bonne demi-heure sans rien concevoir qui puisse s'énoncer clairement. Chercha une station-service, la

trouva derrière un supermarché, mit un temps fou à trouver ce bordel de putain de merde de bouton qui activait l'ouverture du clapet du réservoir. Ouvrit la boîte à gants, chercha le manuel, s'énerva plus bruyamment encore, le trouva, fit le plein, se trompa de carte, puis de code, renonça, paya en liquide et tourna trois fois autour du rond- point suivant avant de retrouver la trace de ses pattes de mouche.

Alluma la radio, l'éteignit. Alluma une cigarette, l'écrasa. Secoua la tête, le regretta. Venait de réveiller ses migraines. Repéra enfin le panneau qu'il espérait. S'arrêta devant la bande blanche, regarda à gauche, regarda à droite, regarda en face et...

... et fit un peu de conjugaison : - Mais je suis con. Mais tu es con... Mais il est con!

Elle était en train de farfouiller quelque chose dans la poche de son tablier :

-Oui?

-            Bonjour, euh... Je voudrais une part de ce gâteau au chocolat qui cuisait dans votre four hier soir vers neuf heures moins le quart...

Leva la tête.

-            Eh oui, continua-t-il en agitant un carnet aux souches déchirées, quand même... Boulodrome et karaoké géant... J'ai eu un remords...

Elle mit plusieurs secondes à réagir, fronça les sourcils et se mordit la lèvre pour s'empêcher de sourire.

-    Il y en avait trois.

-    Pardon ?

-    Des gâteaux... Dans le four...

-Ah?

-            Oui, rétorqua-t-elle toujours aussi pincée, il se trouve qu'on ne fait pas les choses à moitié chez moi...

-J'avais cru comprendre...

-So?

-           Eh bien euh... Peut-être que vous pourriez m'en mettre un petit bout de chaque...

Sans plus se préoccuper de lui, coupa trois minuscules parts et lui tendit son assiette :